[REPORTERRE] La santé mentale, grande oubliée de la crise sanitaire
Augmentation des troubles dépressifs, de la consommation d’anxiolytiques, de la fréquentation des centres psychiatriques… La crise sanitaire — la maladie et ses corollaires, comme le confinement ou les problèmes liés à l’emploi — a des conséquences désastreuses sur la santé mentale des Français.
C’est une évidence et ne pas s’en soucier risque d’en aggraver les conséquences. La santé mentale des Français est au plus mal. Au printemps, l’enquête Coviprev de Santé publique France a mis en avant une nette augmentation des états anxieux et une forte dégradation de la satisfaction de vie actuelle (-18 par rapport à 2017).
Cela s’est ensuite un peu amélioré au sortir du confinement, mais de nouveaux bouleversements sont à prévoir. Le 29 octobre, le bulletin épidémiologique faisait état d’une augmentation de 5 % des troubles dépressifs par rapport à septembre. Les personnes ayant la santé mentale la plus dégradée, selon l’institution, sont celles déclarant des antécédents de trouble psychologique ou une situation financière très difficile, ainsi que les femmes et les 25-34 ans. Le groupement d’intérêt scientifique Epi-phare a quant à lui observé une augmentation de la consommation d’anxiolytiques (+1,1 million de traitements délivrés en six mois par rapport à l’attendu) et des médicaments liés à la dépendance aux opiacés (+17.000 délivrances en six mois).
Marion Leboyer, responsable du département universitaire de psychiatrie et d’addictologie du Centre hospitalier universitaire Henri-Mondor à Créteil (Val-de-Marne) et présidente de la fondation FondaMental assure :
Depuis septembre, notre activité augmente très fortement, avec des patients déjà connus qui ont rechuté et de nouveaux qui arrivent. Nous nous attendons à une multiplication par trois des dépressions sur l’ensemble de la pandémie. »
Selon elle, après la première vague de morts directement liés au Covid, d’autres vagues de patients liées au défaut de prise en charge ou à l’interruption du suivi des autres pathologies, dont celles liées à la psychiatrie, sont arrivées ou à venir. Il y aura ensuite une « quatrième vague de retentissement psychologique et psychiatrique » qui affectera l’ensemble de la société. « Depuis le mois d’octobre, nous recevons quatre fois plus d’appels que d’ordinaire, nous sommes débordés et c’est pareil dans les autres centres », confirme Frédéric Atger, médecin chef de service au bureau d’aide psychologique universitaire Pascal, à Paris. Les étudiants sont en effet particulièrement touchés par l’isolement et l’actualité anxiogène. Les liens avec les universités ont été distendus, et les cours sont de nouveau entièrement en virtuel.
- La consommation d’anxiolytiques a augmenté durant la crise sanitaire.
Les chômeurs, grands « oubliés des programmes de prévention »
Au stress lié à la maladie et l’isolement vient s’ajouter la situation économique. Avec le télétravail et la mise en place de gestes barrières dans les entreprises, les conditions de travail se dégradent. Les effets négatifs des changements d’organisation — télétravail ou présentiel forcés, congés imposés, délitement de l’esprit d’équipe — sont nombreux. Selon un sondage du cabinet d’expertise Syndex, en septembre, pour 83 % des représentants des salariés interrogés, la crise a amplifié ou fait apparaître des risques psychosociaux. Fin juillet, le Conseil scientifique a d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme sur ces risques psychosociaux, « qui devraient faire l’objet d’une vigilance des employeurs et des pouvoirs publics ». Il suggérait que des enquêtes soient menées à l’échelle nationale, « afin d’étudier, de prévenir et d’accompagner ces conséquences de l’épidémie et du confinement ». Cela n’a, à notre connaissance, pas été fait. Les négociations en vue d’un accord national interprofessionnel sur le télétravail viennent tout juste de commencer.
En parallèle, le pays s’enfonce dans la crise. « En cumul depuis le 1er mars, environ 72.500 ruptures de contrats de travail ont été envisagées dans le cadre de Plan de sauvegarde l’emploi, soit plus du triple par rapport à la même période en 2019 », écrivait la Dares — la direction de l’Animation de la recherche, des études et des statistiques — début octobre. Tout cela a des conséquences sur l’état psychologique des gens.
- Les changements d’organisation, comme le télétravail, ont pu avoir des conséquences négatives.
Les liens entre chômage et risque suicidaire sont connus depuis la crise de 1929 aux États-Unis. Lors de la crise financière de 2008, on a également observé une hausse des suicides dans les pays concernés. L’Observatoire national du suicide, dans son rapport sur les liens entre suicide, travail et chômage publié en juin, portant sur des travaux menés avant la crise du Covid, proposait d’ailleurs que la santé des chômeurs, « véritables oubliés des programmes de prévention », devienne « une grande cause nationale ».
Les effets désastreux du « déni de l’importance du lien social »
Il y a le mal-être visible et puis celui qu’on ne voit pas, mais qui est bien là. « La période du confinement a entraîné des reconfigurations des lieux d’habitats et des liens familiaux. Les personnes que nous suivons qui avaient commencé à resociabiliser avant la crise ont été de nouveau coupées du monde. Certains regardent beaucoup la télévision et cela donne beaucoup de grain à moudre à leurs peurs », observe Christophe [1], médiateur en santé-pair dans une équipe mobile de psychiatrie à La-Roche-sur-Yon (Vendée). Devant l’accumulation d’informations et les messages parfois contradictoires, le stress s’intensifie. Les « fake news » anxiogènes sont plus souvent partagées, sans confrontation dans la réalité. « La diminution des contacts en personne due au Covid-19 peut réduire les interactions multipartisanes et le partage d’informations », souligne la revue Nature. « Le déni de l’importance du lien social pour la santé psychique, manifesté tout au long du premier confinement, à la fois dans les mesures prises et la façon de les présenter, a déjà eu des effets désastreux », affirme le psychiatre Serge Tisseron dans une tribune.
Les conséquences psychologiques du Covid sont encore plus fortes lorsque les personnes contractent le virus. D’abord, il y un fort sentiment de culpabilité et de stigmatisation, souligne le psychiatre Clément Guillet, sur Slate. La pandémie « met à mal les relations sociales et révèle les peurs de chacun », écrit-il. On se demande qui a le virus, qui l’a donné à qui, et on reproche aux personnes malades de n’avoir pas fait attention. De plus, le Covid a des conséquences psychiatriques « en raison de l’action directe de l’infection sur le cerveau, mais aussi comme conséquence de la réponse immuno-inflammatoire à l’infection », rapporte la fondation FondaMental. Par ailleurs, les personnes qui ont des pathologies psychiatriques présentent souvent des comorbidités et ont plus de risques de développer une forme grave de la maladie.
- Le système de santé n’est pas prêt pour cette vague psychiatrique.
La situation est d’autant plus inquiétante que le système de santé n’est pas prêt pour cette vague psychiatrique. « On n’a pas plus de lits qu’avant, on nous demande même d’en fermer. Il n’y a aucune réflexion stratégique. Il nous faut plus de moyens, et qu’on nous écoute lorsqu’on demande plus de lien entre la médecine générale et la psychiatrie », s’alarme la psychiatre Marion Leboyer. « Cette crise intervient à un moment où la psychiatrie est déjà dans un état catastrophique », rappelle le médecin Frédéric Atger. « N’aurait-il pas fallu réfléchir, parallèlement aux mesures économiques, à la création d’un parachute psychologique pour les personnes qui le souhaitent ? Autrement dit, un soutien psychologique facilité pour tous ceux qui estiment en avoir besoin, mais n’ont pas les moyens de se payer des consultations privées ? », s’interroge le psychiatre Serge Tisseron.
Ce sujet ne concerne pas uniquement les personnes touchées, mais la société dans son ensemble. Dans une tribune dans la revue Molecular Psychiatry, 32 experts du monde entier, dont Marion Leboyer, appellent à une stratégie de politique publique pour préserver notre « capital santé mentale » et celui des générations futures. Selon eux, prendre en compte le bien-être de la population améliore la prospérité économique d’une nation, ainsi que sa cohésion et l’inclusion sociale. C’est probablement ce qui devrait nous alerter le plus, dans un contexte également marqué par des attentats et les catastrophes naturelles.
Héloïse Leussier (Reporterre)