[AEFINFO.FR] "La présidence française de l’Union européenne est regardée comme une opportunité" par la CES (Laurent Berger)
Le 1er janvier 2022, la France prendra, pour six mois, la présidence de l’Union européenne. Avec les directives sur le salaire minimum et la transparence salariale ou encore le projet d’un "service civique européen", le programme social annoncé par Emmanuel Macron, est particulièrement fourni, le tout sur une période relativement courte avec les échéances électorales nationales. Pour le président de la CES – et secrétaire général de la CFDT -, Laurent Berger, cette PFUE constitue "une opportunité" pour le mouvement syndical européen. Considérant que "l’état du dialogue social en Europe est pitoyable", la CES demande au gouvernement "de prendre une initiative sur le dialogue social" pour inciter le patronat européen à revenir à la table des discussions. "Nous pourrions avoir un processus de discussion sur le droit à la formation professionnelle", avance Laurent Berger.
AEF info : Qu'attendez-vous de la présidence française de l'Union européenne qui commence le 1er janvier prochain ?
Laurent Berger : La présidence française de l'Union européenne est avant tout un événement pour la France puisqu'elle n’intervient que tous les 13 ans. Quand on est responsable de la CES, tous les six mois, on est face à une nouvelle présidence.
Ceci étant, du point de vue syndical européen, on sait que la présidence française est d’accord sur le salaire minimum, est d’accord pour avancer sur le devoir de vigilance ou l’égalité salariale et est attentive sur la question de la formation tout au long de la vie… La PFUE est donc regardée comme une opportunité, sachant que l’on a juste trois mois pour faire avancer les sujets.
Les opportunités sont sociales mais il ne faut pas oublier deux autres sujets importants aux yeux de la CES. Il y a d’abord la question de la gouvernance économique et budgétaire, à laquelle il faut adosser des règles sociales et environnementales. Ensuite, il y a la question du suivi de la conférence sur l’avenir de l’Europe. La France a un rôle à jouer pour démocratiser le fonctionnement de l’Europe et renforcer le lien avec les citoyens et la société civile.
AEF info : Après le Brexit ou les poussées nationalistes, dans quel état est l’Union européenne ?
Laurent Berger : Mon indicateur en la matière est l’Eurobaromètre. Au final, le Brexit a eu un effet que l’on pourrait presque qualifier de positif car il y a beaucoup moins de citoyens prêts à suivre le premier populiste venu qui explique que le bonheur du peuple se fera en dehors de l’Europe. Le sentiment antieuropéen n’a pas prospéré, mais cela ne fait pas pour autant une citoyenneté européenne et un sentiment d’appartenance. L’enjeu aujourd’hui n’est pas simplement de défendre l’Europe telle qu’elle existe, mais il est de montrer que l’Europe est une opportunité.
Aujourd’hui, nous avons une Commission qui est au boulot et qui porte des sujets extrêmement intéressants sur le terrain social et environnemental, mais le contexte politique est moins favorable qu’il y a dix ou quinze ans.
AEF info : Pourtant, il y a une dizaine d’années, l’Europe était confrontée à de fortes tensions avec la crise de la dette…
Laurent Berger : En mars 2020, je disais que l’Europe était à la croisée des chemins : soit elle prenait le bon chemin et elle avait un avenir, soit elle prenait le mauvais et elle se serait rabougrie. Avec les plans d’urgence, de relance et d’investissements, l’Union a pris le bon chemin, mais il y a un contexte démocratique qui pèse lourd dans l’Union.
En Comité exécutif de la CES, nous avons pris une motion pour soutenir nos camarades hongrois confrontés à une violente campagne antisyndicale et à la remise en cause du droit de grève. En Pologne, il y a un gouvernement homophobe et anti-migrants qui considère que les droits fondamentaux sont de son propre ressort et non pas de celui de l’Union européenne. Quand on suit le débat public français, on observe qu’au-delà de l’extrême droite, a percé l’idée que les décisions de la Cour de justice européenne ne comptent pas. C’est extrêmement dangereux.
AEF info : Quelles répercussions ces éléments ont sur la CES ?
Laurent Berger : Quand on aborde des questions concrètes, les syndicalistes sont toujours au pied du mur. Si nous faisons face à des interlocuteurs qui ne proposent rien et ne veulent pas discuter, nous pouvons tranquillement rester dans notre coin et nous plaindre. Là, il y a des ouvertures sur le plan d’investissement, le green deal et d’autres sujets sociaux comme le salaire minimum. La CES vit un moment important de son histoire, avec une forme de crise existentielle de la cinquantaine. Que voulons-nous devenir ? Que voulons-nous faire ? Continuer à agir ensemble ? Se resserrer sur les fondamentaux ? C’est le travail enclenché sur l’avenir et l’unité de la CES lancé dernièrement lors de la conférence de mi-mandat à Lisbonne. Est-ce que la CES est une simple coordination ou est-elle une confédération qui oblige au respect de la position majoritaire ?
AEF info : N’y a-t-il pas un risque que certaines organisations adhérentes ne s’y retrouvent plus ?
Laurent Berger : Oui et nous devons toujours avoir en tête les effets des décisions prises. Prenons l’exemple du salaire minimum. J’ai mouillé la chemise sur le sujet alors que la directive n’aura aucun impact direct sur les travailleurs français. Mais je l’ai fait parce que nous le devons aux travailleurs de Bulgarie ou de République tchèque. Cette directive sera une grande victoire syndicale qui parlera à l’ensemble des travailleurs européens et particulièrement à ceux qui sont le moins favorisés. Autre exemple, la question de la transition écologique est plus ou moins appréhendée selon que les pays sont plus ou moins exposés à des inégalités sociales.
AEF info : Peut-on parler de division entre l’Est et l’Ouest au sein du mouvement syndical européen ?
Laurent Berger : Heureusement, il n’existe pas de ligne de fracture en tant que telle et les différences de point de vue dépendent des sujets. Il existe une ligne Europe du Nord/reste de l’Europe sur la question du salaire minimum, alors que sur la transition écologique, c’est plutôt Est/Ouest. Et sur d’autres questions, il peut y avoir des désaccords entre les organisations d’un même pays.
De plus, je pense que nous devons travailler sur les liens entre la CES et la société civile. Nous devrions davantage travailler avec d’autres. Je suis membre de la commission sur l’avenir de l’Europe et je peux témoigner du fait que l’apport des maires européens ou de tel ou tel réseau associatif est fondamental. Nous pourrions ainsi créer de nouveaux rapports de force.
AEF info : La proposition de directive sur le salaire minimum adoptée lundi 6 décembre est-elle suffisante ? Ou bien est-ce juste une recommandation déguisée en directive, avec très peu d’éléments contraignants ?
Laurent Berger : Il faut toujours regarder d’où l’on part. Sur ce sujet, on part de très très loin. Il y a quatre ou cinq ans, personne n’aurait pensé que l’on aboutirait à une directive sur le salaire minimum. Personne n’y croyait en 2019, lors du congrès de Vienne. Il a fallu Ursula von der Leyen (1) et surtout Nicolas Schmit (2) pour arriver à ce résultat.
Est-ce que cela répond à l’entièreté des revendications de la CES ? Bien sûr que non, notamment sur l’absence de fixation d’un niveau. Néanmoins, nous saluons cette directive comme une victoire syndicale, mais il faudra encore beaucoup de sueur pour aboutir à une application concrète.
AEF info : Le président de la République a indiqué vouloir relancer la directive relative à la "transparence salariale". Est-ce une bonne chose de votre point de vue ?
Laurent Berger : Oui c’est une bonne chose. Je tiens à rappeler que sur ce point, la France est un des plus mauvais élèves de l’Union européenne. En la matière, l’important, c’est la transparence, à savoir la mesure des inégalités subies par les femmes. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes engagés à la CFDT, en faveur de l’index [de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes]. Ce que subissent les femmes, c’est un "plafond de verre" sur lequel on agit, mais aussi un "plancher collant". Comme par hasard, les professions les plus féminisées sont celles qui ne sont pas revalorisées et n’ont pas de progressions de carrière. L’Europe doit afficher sa volonté et elle doit se donner les instruments pour mesurer la réalité et la changer. C’est la mobilisation des acteurs qui comptent aujourd’hui et s’il n’y a pas d’amélioration, il faut passer à la sanction !
AEF info : Il y a encore quelques années, le principal thème social européen qui émergeait était celui du détachement des travailleurs. Aujourd’hui, le sujet ne semble plus d’actualité. Cette question est-elle réglée ?
Laurent Berger : L’Europe a pris, en partie, le problème à bras-le-corps, même si elle ne l’a pas totalement réglé. Il y a eu une évolution des règles et davantage de contrôles, qui ont produit des effets. Syndicalement, nous avons beaucoup mieux appréhendé le sujet. C’est très important et très compliqué, quand des travailleurs ne sont pas respectés dans leurs droits et que cela engendre du dumping. Ce sujet est aussi moins présent en raison de la pandémie.
Toutefois, il subsiste une vraie difficulté dans certains secteurs, comme les transports. Il reste aussi la question du coût de la protection sociale. Nous considérons que les travailleurs doivent être payés dans les mêmes conditions, y compris pour la protection sociale. Au niveau mondial, avec la CSI, et au niveau européen, nous poursuivons l’idée d’une protection sociale minimale.
AEF info : L’Autorité européenne du travail fonctionne-t-elle ? A-t-elle trouvé sa place ?
Laurent Berger : Elle a commencé à travailler mais c’est microscopique. C’est un démarrage très lent, qui ne répond pas aux défis posés. Notre idée est de faire en sorte qu’elle fonctionne beaucoup mieux, avec beaucoup plus de moyens et non de dire que cette autorité ne fonctionne pas. Il faut de la patience avec l’expérience européenne !
Sur ce sujet, la France ne pourra pas donner de leçons. L’inspection du travail est en carence d’effectifs dans notre pays. Quand j’entends la ministre du Travail dire qu’elle va renforcer les contrôles sur le télétravail alors que l’inspection du travail manque de postes, il faut arrêter de se moquer du monde.
AEF info : On observe des stratégies différentes voire opposées parmi les États membres vis-à-vis des travailleurs des plateformes : de la stratégie de requalification en contrat de travail à la création d’un socle de droits sociaux pour ces travailleurs économiquement dépendants. Quelle est la position de la CES ?
Laurent Berger : D’abord, nous sommes tous d’accord sur l’idée que ces travailleurs indépendants aient des droits sociaux. Si un travailleur indépendant demande le statut de salarié, c’est à l’employeur potentiel de faire la preuve que ce n’est pas le cas. Il y a une liste de différents éléments et il en suffit d’un seul pour être déclaré salarié et non deux ou trois, comme on commence à le voir.
Que des travailleurs indépendants qui sont dans une situation de dépendance économique très forte, comme les livreurs à vélo, demandent le statut de salarié et l’obtiennent, je suis totalement pour. C’est la position de la CES, pour la reconnaissance du salariat s’il est souhaité et avéré.
Pour d’autres travailleurs indépendants, il existe une vraie volonté de cultiver son indépendance. Dans ce cadre-là, il faut traiter de la juste rémunération du travail, de la protection sociale, de la reconnaissance des accidents du travail. Il y a également un sujet de représentation collective.
AEF info : La Commission européenne a pris différentes initiatives sur la protection des travailleurs face aux agents cancérigènes et mutagènes. Souhaitez-vous d’autres réglementations de ce type ?
Laurent Berger : L’Europe a fait beaucoup sur ce sujet, pourtant complexe. J’attends que l’Europe continue à être offensive, pour protéger les travailleurs et garantir leurs conditions de travail.
La France a beaucoup progressé sur les conditions de travail grâce à l’Europe. Nous nous battons pour, qu’avant la présidence française, les règles européennes sur les conditions de travail soient transposées, notamment sur les poussières. La France n’est pas toujours la meilleure élève dans ce domaine.
AEF info : Quelles sont vos attentes sur le dossier "devoir de vigilance" des entreprises, qui semble à l’arrêt ? Est-ce que les règles françaises pourraient servir de modèle ?
Laurent Berger : Nous avons une grosse attente. Nous sommes en faveur d’un mécanisme réel de "devoir de vigilance", avec la possibilité pour les syndicats d’intervenir. Il doit y avoir un contrôle de la chaîne de valeur et d’approvisionnement. Le seuil, pour que les entreprises soient concernées, doit être bas, c’est-à-dire 500 ou 1 000 salariés. Nous pourrions, un jour, imaginer d’aller vers des tailles inférieures.
Ce n’est pas un sujet simple. Il implique plusieurs commissaires et fait l’objet d’une bataille au sein de la Commission européenne, ainsi que d’un lobbying patronal très fort. Il n’y a que le patronat français qui a intérêt à une initiative européenne pour que les autres entreprises soient soumises aux mêmes règles.
À la CFDT, nous y sommes très attachés et nous avons pesé de tout notre poids pour le mettre en œuvre en France, avant la fin du quinquennat précédent. Au sein de la CES, il y a un attachement divers. Ce sujet est plus important pour les pays qui ont déjà une protection sociale avancée. Nous avons fait des propositions à Clément Beaune (3). C’est un vrai sujet pour l’Europe, pour construire une économie plus articulée aux enjeux sociaux et environnementaux.
AEF info : Vous évoquiez parmi les priorités de la PFUE, une réforme des règles budgétaires et la gouvernance. Que souhaitez-vous ?
Laurent Berger : Nous avons une attente autour de la gouvernance économique. Il n’est plus possible de décorréler les enjeux sociaux de l’équilibre budgétaire. C’est fondamental car nous ne voulons plus voir des politiques d’austérité, qui conduisent à une dégradation démocratique.
Il faut créer un outil de gouvernance sociale qui prenne en compte des équilibres sociaux, pas que macroéconomiques. Nous devons être en capacité de mesurer les déséquilibres sociaux avec des instruments, dans le cadre du semestre européen. Il faut prévoir des dispositifs d’alertes, qui doivent empêcher de reproduire les politiques menées en Grèce lors de la crise précédente.
Nous avons, devant nous, de profondes transformations écologiques, numériques, technologiques, sociales… Cela ne peut se faire sans négociations à tous les niveaux.
AEF info : Que proposez-vous pour la jeunesse ?
Laurent Berger : Nous poussons pour le "Pass Europe jeunes", qui pourrait prendre différentes formes. La pandémie a représenté un choc, où personne ne pouvait circuler. Il faut un droit à l’Europe pour la jeunesse. Ce n’est pas uniquement faire des études, c’est aussi s’imprégner dans une entreprise, une association. Il faut aller plus dans loin dans l’Erasmus de l’apprentissage.
Nous sommes aussi en faveur d’un renforcement des politiques pour les jeunes défavorisées. Nous soutenons la Garantie renforcée pour la jeunesse. Nous parlons beaucoup, en France, de la Garantie jeunes sans dire qu’elle a été inventée en Europe.
L’idée d’un service civique européen n’est pas inintéressante mais je crois qu’il faut aussi créer les autres options permettant de rapprocher les jeunes de l’Europe.
Nous avons intérêt à donner goût à l’Europe. Il y a deux risques, dans cette présidence française. D’une part, décrire un rêve européen, une utopie sans avancer sur les sujets. D’autre part, ne régler que les problèmes pratiques dans un débat technique. Il faut faire les deux, parler d’Europe et avancer. J’attends de la présidence française qu’elle puisse être un souffle, une Europe qui assume son modèle.
AEF info : Le président de BusinessEurope (4) considère que la subsidiarité doit être totale sur les questions sociales. Le dialogue social a-t-il un avenir au niveau européen ? Si oui, quels thèmes doivent être mis à l’ordre du jour ?
Laurent Berger : Nous avons demandé au gouvernement de prendre une initiative sur le dialogue social et de nous renvoyer la responsabilité à nous, partenaires sociaux. Il faut nous donner de la matière pour que nous puissions avancer sur un sujet.
L’enjeu des compétences est prioritaire et tout le monde le dit. Nous pourrions donc avoir un processus de discussion sur le droit à la formation professionnelle.
Aujourd’hui, l’état du dialogue social en Europe est pitoyable. Nous n’avons pas de dialogue social avec BusinessEurope, qui n’est devenue qu’une instance de lobbying voire de résistance.
Dépêche n°663865