[COURRIER CADRES] Charge mentale : « Il faut arrêter de valoriser le temps passé au travail »
La charge mentale ne se limite pas au cadre de la parentalité et de la vie personnelle. Elle existe aussi au travail, sous forme d’une sur-sollicitation particulièrement délétère, qui paralyse les prises de décision. Adrien Chignard, psychologue du travail, livre ses conseils pour lutter soi-même contre ce phénomène propre au 21e siècle.
De quoi parlons-nous lorsque nous parlons de « charge mentale » au travail ?
La charge mentale nous affecte tous. On peut la définir comme la quantité d’informations (visuelles, auditives, sensorielles, olfactives, gustatives) que notre cerveau doit traiter à un instant T. Elles sont tellement nombreuses que nous ne pouvons pas toutes les traiter et que nous trions les données prioritaires et les données secondaires. Quand cette charge mentale déborde, on parle de surcharge. Notre entonnoir cognitif est bourré par un trop-plein d’informations. Mais notre cerveau doit continuer d’avancer. Pour réduire la complexité du monde, il utilise des techniques pour aller plus vite. Mais il s’agit hélas de biais cognitifs.
Dans le monde de l’entreprise, la charge mentale est de plus en plus difficile à gérer dans des organisations matricielles qui fonctionnent en « mode projet », avec de nombreux interlocuteurs et des interruptions bien trop fréquentes à traiter. Les enjeux des projets menés sont forts, les timings serrés, les moyens réduits et les réunions interminables se multiplient.
Au travail, la charge mentale est liée à la mentalisation de l’activité. Elle est moins pénible qu’autrefois d’un point de vue physique, mais elle l’est beaucoup plus d’un point de vue cognitif. Elle est aussi liée à la complexification des organisations, particulièrement quand elles sont multinationales : les salariés ont de plus en plus de difficultés à comprendre qui fait quoi, qui est responsable, et à qui se référer.
Enfin, nous vivons dans un monde de distractions que l’on refuse de voir, mais qui alourdit la charge. Les réseaux sociaux d’entreprise et leurs messageries instantanées, le « fun » que l’on essaie d’injecter dans les bureaux, les pop-up qui s’allument partout lors des visios… Cette distraction perturbe notre attention qui est l’un des ingrédients cognitifs de la charge mentale avec la mémoire. Les collaborateurs comme les managers se plaignent ainsi fréquemment d’être sursollicités ; plus seulement par des collègues en présentiel, mais aussi via un flot d’e-mails et de messages instantanés.
Quels sont les effets de cette surcharge pour les collaborateurs ?
Lorsque vous êtes sursollicité et fréquemment interrompu (sachant qu’il est impossible d’ignorer ces interruptions par la simple volonté), vous devez sans cesse refocaliser votre attention. Or, obliger son cerveau à se remettre à la tâche initiale est excessivement consommateur d’énergie.
Mais l’enjeu lié à la charge mentale va au-delà de la fatigue qu’elle génère. En cas de surcharge trop importante, vous prendrez de mauvaises décisions. Ce qui peut avoir des conséquences particulièrement néfastes au travail. Votre cerveau risque de saturer, et vous multiplierez oublis et erreurs.
Comment peut-on lutter contre cette surcharge mentale au travail, sur le plan individuel ?
Quatre mots clés : couper, découper, distribuer, déconnecter. Il faut d’abord couper les distractions, à la source ; c’est-à-dire tout ce qui peut générer des notifications (e-mails, messagerie instantanée…), pendant au moins 2 fois 45 minutes dans la journée. L’idée est de stopper ce qui risque de perturber notre attention et d’altérer notre faculté à nous concentrer, afin d’avoir une charge mentale acceptable, qui nous permettra de travailler plus efficacement.
A côté de ce travail en « mode avion », l’idée est de prendre en compte le fait qu’il n’est pas possible de se couper constamment de toute distraction, certaines pouvant être importantes. Pour cela, la deuxième étape sera de découper chaque grosse tâche en petites unités dispersées dans son planning. Pour limiter la charge mentale, il n’est pas obligatoire de produire l’activité à laquelle le cerveau pense : il suffit de lui garantir que celle-ci pourra être réalisée dans un temps raisonnable. Réaliser une tâche importante en plusieurs fois, et l’avoir planifiée, permet de calmer la sensation d’urgence.
Troisième conseil : distribuer. Le « multitasking » en tant que tel est très rare en réalité, car il n’est pas possible de réaliser plusieurs tâches en même temps. La plupart du temps, plutôt que de mener plusieurs actions en parallèle, nous les réalisons les unes après les autres ; ce qui est très mauvais pour notre attention. Afin de la restaurer durablement, l’idée de « l’attention restoration theory » est de prendre un temps de pause, chaque jour au milieu de sa journée, pour faire fonctionner d’autres sphères de son cerveau que celles sollicités dans sa vie quotidienne. Si vous lisez ou écrivez toute la journée, l’idée est de solliciter autre chose que votre intelligence verbale, par exemple votre intelligence spatiale, en partant marcher pendant 40 minutes. Cela permet au cerveau de restaurer ses fonctions exécutives supérieures, celles qui lui permettent de prendre les décisions les plus complexes.
Enfin, la quatrième étape est la déconnexion. Il est important d’écouter les « signaux » de la surcharge – problèmes de concentration, attention sautillante, problèmes de mémoire – et d’aménager des temps de repos / récupération dans la semaine. Pas question d’attendre uniquement le week-end pour déconnecter : il faut également s’aménager de vrais « temps sanctuaires ». Pendant une heure ou deux, une fois dans la semaine, vous prenez du temps pour vous, vous débranchez votre smartphone et vous faites quelque chose qui vous permettra de vous éloigner de votre quotidien et de votre travail. Le repos fait partie de l’entraînement, il n’existe pas de performance durable sans récupérations fréquentes. On confond malheureusement trop souvent fréquence et intensité : afin de reprendre de l’énergie, l’idée n’est pas de travailler non-stop pendant 11 mois et de poser 5 semaines de vacances à la suite, mais de rechercher un repos plus fréquent et étalé.
Que peuvent faire également les managers pour aider leurs collaborateurs mentalement surchargés ?
La première chose à faire sera de manager par le résultat. Plutôt que de se focaliser sur la manière de faire, l’idée est pour les managers de se focaliser sur les résultats attendus. Si l’entreprise permet à chaque collaborateur d’organiser son temps en autonomie, elle reconnaît leur besoin de concentration. Chacun travaille à son rythme, avec des horaires de prédilection : il faut aussi laisser chacun s’organiser en fonction de ses spécificités et de sa vie personnelle. Il faut donc arrêter de valoriser le temps passé au travail et la rapidité de réponse aux e-mails (des outils qui sont, rappelons-le, asynchrones).
Les managers peuvent aussi axer leur gestion de l’équipe par la valeur ajoutée : c’est l’idée de focaliser le temps et l’énergie de chacun sur des tâches qui créent de la valeur. Finis les reportings en doublon, les visioconférences inutiles. Il peut être intéressant de réaliser un ‘dry january’ des réunions, de faire sauter toutes les réunions de l’agenda pendant un mois entier. Évidemment, certaines ne pourront être supprimées. Mais à l’issue de cette initiative, vous réaliserez bien souvent qu’un grand nombre d’entre elles sont plus ou moins inutiles. Il s’agit de faire le point sur les tâches réalisées uniquement par habitude mais ne créant pas de valeur, afin de gagner du temps et de l’énergie pour se focaliser davantage sur celles qui permettent d’avancer réellement dans son travail.
L’entreprise gagnerait aussi à instaurer un climat de sécurité psychologique. Elle doit faire en sorte de permettre aux collaborateurs de dire leurs difficultés et leurs vulnérabilités, sans craindre d’être pénalisés ou de ne pas être écoutés.
Enfin, il est capital de manager par la bienveillance envers soi : on ne peut donner aux autres que ce dont on dispose. Les managers doivent donc prendre, également, soin d’eux-mêmes. Gérer leur propre charge mentale, afin de mieux gérer celle de leurs collaborateurs.