Laurent Berger : « La crise sanitaire montre que l’humain doit primer »
Article La Croix du 30 mars 2020
Recueilli par Audrey Dufour
Pour le secrétaire général de la CFDT, cette crise sanitaire doit déboucher sur une plus forte reconnaissance des travailleurs.
La Croix : Les inégalités du monde du travail sont-elles exacerbées par la crise sanitaire ?
Laurent Berger : Cette crise met en évidence toutes les inégalités qui traversent notre société, pas uniquement celles du monde du travail. Elle accentue les inégalités de logement, car être confiné dans 12 m² ce n’est pas être confiné dans une grande maison, les inégalités territoriales, les inégalités d’accès aux soins, les inégalités de conditions sanitaires…
Dans le monde du travail, la situation exceptionnelle a remis en avant des métiers qui n’étaient auparavant pas assez reconnus. Elle nous rappelle que l’utilité sociale d’un travailleur ne correspond pas toujours à son statut social et à son salaire.
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Il ne s’agit absolument pas d’opposer les métiers, d’en mettre certains en retrait par rapport à d’autres, mais de revoir nos considérations. La crise sanitaire montre que l’humain doit primer et être au cœur de toutes les préoccupations. C’est le travailleur qui fait la richesse d’une entreprise, pas uniquement le capital.
Comment inscrire cette prise de conscience dans la durée, une fois l’épidémie finie ?
L. B. : Il est un peu trop tôt pour des prédictions de sortie de crise, mais il faudra évidemment repartir sur d’autres bases. La bienveillance et la solidarité qui s’expriment souvent aideront à redonner du sens à la vie en commun.
Pour les travailleurs, en poste ou en télétravail d’ailleurs, il faudra des engagements sur les salaires, les conditions de travail et leur implication dans le sens et l’organisation du travail, avec plus de confiance. Demain, nous devrons nous rappeler que des personnes ont permis de nous nourrir, qu’elles nous ont soignés, qu’elles ont nettoyé nos rues… Le modèle économique à reconstruire ne se fera pas sans une reconnaissance beaucoup plus forte du travail et des travailleurs.
Dans les hôpitaux, dont les agents montrent un dévouement extraordinaire, la logique du bien commun devra s’imposer face à une logique jusqu’à présent très économique. La santé ne peut pas être un budget. L’important, ce sont tous les agents qui assurent le bon fonctionnement, soignants ou non. Quand tout cela sera fini, il faudra leur assurer non seulement une revalorisation salariale, mais aussi des évolutions de carrière et plus d’effectifs pour normaliser la charge de travail.
Sur les revalorisations salariales, certaines entreprises ont déjà annoncé des primes de 1 000 € pour leurs employés présents. Éthiquement, n’est-ce pas critiquable d’inciter financièrement à venir travailler pendant l’épidémie ?
L. B. : La vie d’un travailleur, quel que soit son contrat ou son statut, ne se monnaie pas, je suis ferme sur ce point. À la CFDT, nous ne baisserons jamais la garde sur les conditions de travail en contrepartie d’une prime.
Mais quand les conditions de sécurité et de santé maximales sont assurées, et uniquement dans ce cas, nous sommes favorables à une reconnaissance salariale. Quand vous êtes caissier, une prime de 1 000 € n’est pas négligeable. Mais je le redis, cela ne peut pas être la prime de la peur. Il faut des conditions de travail optimales et nous serons attentifs à ce qu’il y ait une autre reconnaissance sur le long terme.
Certaines entreprises ne jouent pas le jeu de la sécurité…
L. B. : Malheureusement oui. Amazon, par exemple, n’assure pas la protection de ses salariés. Nous avons aussi des retours de salariés d’une grande entreprise de chimie en Rhône-Alpes qui semble dans une forme de déni de la gravité de la situation. Pour autant, tout n’est pas sombre. D’autres entreprises ont pris des mesures de sécurité adéquates et se sont engagées dans un dialogue social pour gérer au mieux cette crise.
Il est toujours dangereux de généraliser, encore plus en cette période difficile. N’hésitons pas à prévenir quand les choses se passent mal, mais il faut aussi mettre en avant ce qui se fait d’intelligent et de constructif. Nous sommes d’ailleurs en train de rédiger des guides, secteur par secteur, car nous estimons important que les acteurs syndicaux et patronaux contribuent à diffuser les bonnes pratiques et pas uniquement le ministère du travail.
Concernant les ordonnances sur le travail que prend actuellement le gouvernement, craignez-vous un recul des droits pendant cette période d’urgence ?
L. B. : Nous serons attentifs à ce que les modifications prises restent très provisoires et très ciblées, réservées à des secteurs essentiels. Travailler 60 heures par semaine ne doit se faire que très temporairement, et uniquement pour un enjeu de sécurité grave.
Nous avons aussi demandé que les partenaires sociaux soient plus associés aux décisions prises, pour être sûrs que les travailleurs n’en pâtissent pas. Mais dans les ordonnances il y a aussi beaucoup de points positifs sur le maintien de l’emploi, comme le recours au chômage partiel, à condition de ne pas en abuser, comme le fait SFR.