[HUFFPOST] Des télétravailleurs vivent mal leur télétravail, voici pourquoi
Une psychologue qui répond chaque jour aux appels des télétravailleurs via le numéro vert du gouvernement dévoile les pièges du télétravail contraint.
TÉLÉTRAVAIL - “Continuer à télétravailler lorsque c’est possible”. C’est ce qu’a indiqué Emmanuel Macron dans son allocution de mardi 24 novembre, sans toutefois fixer d’horizon temporel. Lors d’une réunion avec les partenaires sociaux le 16 novembre, la ministre du Travail Élisabeth Borne avait annoncé que ces mesures s’appliqueraient “jusqu’aux vacances de Noël”.
Depuis début novembre, la plateforme Pros-Consulte, spécialiste du bien-être au travail, reçoit les appels des télétravailleurs en souffrance des petites et moyennes entreprises via le numéro vert mis en place par le gouvernement pour les écouter, les conseiller et les soutenir. “Ils ont le droit à trois appels gratuits”, précise Clara*, psychologue du travail du réseau Pros-Consulte, interrogée par Le HuffPost. Elle tient à rappeler que, bien que les personnes qu’elle reçoit au bout du fil n’aillent pas bien, tous les télétravailleurs ne vont pas mal.
“Lorsque le télétravail a été réfléchi par l’entreprise, où lorsqu’il était déjà pratiqué avant la crise sanitaire, ça se passe bien. Mais lorsque les entreprises ont été obligées de télétravailler et de transposer le même fonctionnement que sur leur site, mais à distance, beaucoup de tensions sont apparues”, analyse Clara. “Au bureau, être disponible est normal. Quand le télétravailleur est chez lui, il n’est pas libre de la même manière”, poursuit-elle. Avant de conclure: “le télétravail ne fait qu’accentuer les situations déjà compliquées, quand les liens sociaux ne sont plus là pour réguler les conflits”.
Les renvois des appels vers des psychiatres ont tout de même augmenté de 50% par rapport au mois de septembre, rapporte une responsable stratégie de marque de la plateforme d’écoute, et, selon une étude réalisée avant le deuxième confinement par le cabinet de qualité de vie au travail et de prévention des risques psychosociaux, Empreinte Humaine, cité par France Culture, un salarié sur deux est désormais en détresse psychologique.
Visios à outrance et multiplication des appels
“Je me sens fliqué” est ainsi une phrase déjà entendue par cette psychologue du travail via le numéro vert du ministère du Travail. “Comme la personne n’est pas dans les murs du travail, elle a l’impression de ne plus avoir d’intimité, que l’on rentre chez elle de manière permanente”. Exemples de plaintes: les visios à outrance pour rien, ou les multiplications d’appels sur une même demi-heure, alors que le salarié avait prévu autre chose.
“Cela ne veut pas dire qu’il ne travaille pas, mais juste qu’il avait organisé son travail autrement”, prévient Clara. Utiliser le téléphone pour des choses urgentes, réserver les réunions pour les points d’équipe et la messagerie instantanée pour les infos courtes et pour garder le contact avec ses collaborateurs sont des pistes évoquées par la psychologue. “On ne peut pas changer le fait de télétravailler, mais on peut changer sa perception du télétravail, s’interroger : qu’est-ce qui est important et qu’est-ce qui ne l’est moins? Il faut arriver à gérer cette priorisation”, livre Clara.
Parmi les témoignages de télétravailleurs recueillis par Clara, un manager a aussi fait part de ses difficultés: “Il en avait marre parce que ses salariés disaient toujours non à tout, râlaient en visio et exprimaient un mal-être. Il ne s’était pas rendu compte de cette dégradation d’ambiance et, grâce à mes questions, orientées, on s’est rendu compte à quel point le travail rentrait trop dans la maison de ses salariés. Il s’est remis en question tout seul et a pu changer les choses”, rapporte-t-elle.
Temps de connexion et droit à la déconnexion
Selon le “Baromètre de la santé psychologique des salariés français en période de crise” réalisé par OpinionWay pendant le premier confinement et cité par France Culture, pendant les réunions à distance, 7 personnes en télétravail sur 10 ont bien à l’esprit que plusieurs personnes n’écoutent pas ou font autre chose en même temps, et 6 sur 10 estiment que les outils numériques sont utilisés pour surveiller s’ils se connectent au bon horaire. Un télétravailleur rapportait également à Clara que sa charge de travail était amplifiée par rapport à son travail en temps normal. Il devait par exemple gérer davantage de tableaux de suivi sur Excel, tâche qu’il ne faisait pas forcément sur son site de travail.
“C’est terrible ce temps de connexion alors que je travaille avant, ou après, mais l’heure à laquelle je dois me connecter, c’est aussi l’heure à laquelle je dois emmener mes enfants à l’école”, confiait aussi une mère de famille à la psychologue. La psychologue a remarqué que chez les femmes, la barrière entre vie privée et professionnelle est plus compliquée, quand il faut en plus de la charge de travail, gérer le quotidien d’une maison.
“Il est difficile de bien séparer les moments professionnels et personnels, le droit à la déconnexion est beaucoup moins transparent. Nous sommes constamment connectés sur notre ordinateur et donc en ligne pour répondre à de multiples sollicitations...”. Alexandre*, consultant au sein d’un grand cabinet de conseil parisien en télétravail depuis neuf mois, vit seul dans un petit appartement dans le 15ème arrondissement, et regrette que son coin “nuit” soit par exemple accolé à son coin “travail”. Pas de vraie chaise de bureau, de table, de double-écran non plus.
Délimiter du temps et de l’espace
Dans les familles ou chez les couples, la proximité est parfois source de conflits, notamment lorsque tout le monde doit utiliser la box et que le visio ne passe plus, d’anxiété, voire de troubles du sommeil. “Il faut arriver à faire redescendre sa charge émotionnelle : se dire que faire un visio dans une salle de bain, momentanément, ce n’est pas grave. Pour les aider, je leur demande s’ils ont bien un endroit pour travailler à eux”.
Réussir à se délimiter du temps est la clé, rappelle la psychologue, qui a accompagné une mère de famille en grande difficulté : “Elle n’arrêtait pas. Entre les machines à mettre en route, les enfants à préparer, les mails à regarder, tout était mélangé. Elle adorait prendre sa voiture pour aller au travail car c’était le temps pendant lequel elle se préparait mentalement à aller travailler. Je lui ai proposé de remplacer son trajet avec une balade de 10 à 15 minutes pour couper avec la maison, et ‘changer de casquette’. Elle n’y avait jamais pensé, elle a trouvé ça génial”.
“Plus de moment hors travail pour rigoler ensemble”
Un phénomène moins exprimé par les hommes. “J’arrive à me mettre dans mon bureau et à ne pas prendre en compte qu’il y a des personnes à côté”, rapporte un télétravailleur consulté. Les hommes souffrent également, mais davantage du manque de liens sociaux. “Je me sens isolé, enfermé, en otage chez moi”, confiait un conseiller financier à Clara. “Je me sens abandonnée, vide”, disait cette autre femme célibataire.
La psychologue du réseau Pros-Consulte rappelle que cet isolement empêche parfois de désamorcer des mails mal compris, qui vont forcément être interprétés de manière négative sous le coup de l’anxiété. Alexandre, consultant, confirme cette difficulté à gérer cette sociabilité : “Nous ne pouvons pas nous voir en dehors entre collègues pour partager des moments hors travail et rire ensemble. Le lien est numérique et la rupture avec le réel est compliqué à appréhender pour certaines personnes. Heureusement, nous sommes une équipe soudée et résiliente qui faisons face à cette crise avec la volonté d’en sortir plus fort et plus efficace”.
“Je ne sais plus pourquoi je travaille”
Autre problème accentué par le télétravail : la perte du sens du métier. “Je ne sais plus pourquoi je travaille” rapportait cette femme qui travaille dans la publicité. Lorsque le lien social avec ses collègues n’est plus la pour compenser le désintérêt vis-à-vis du travail, certains télétravailleurs se questionnent, voire, se reconvertissent. “Ce n’est pas négatif en soi, je suis là pour leur rappeller que cette remise en question peut aussi leur permettre d’autres opportunités”, rappelle Clara.
Tous les télétravailleurs entendus par cette psychologue s’entendent au moins sur une chose : ils ont hâte de pouvoir retourner à leurs bureaux, même juste quelques jours par semaine, car dans le télétravail, tout n’est pas bon à jeter.
*Les prénoms ont été changés
Par Marion Adrast