[Wolters Kluwer France] « En cassant le cadre spatio-temporel du travail, le télétravail déstabilise et éclate les collectifs de travail »

Télétravail

Les Cahiers Lamy du CSE : que constatez-vous en termes de souffrance au travail, neuf mois après notre premier confinement en raison de la pandémie de Covid-19 ?

Ann-Gael Delaitre :

la souffrance au travail était déjà bien présente avant la crise sanitaire, donc le phénomène n'est pas nouveau, mais il s'est accéléré avec la Covid-19. En effet, personne n'était prêt à vivre un télétravail forcé d'une telle ampleur, ni les entreprises, ni les salariés. Je constate tout de même qu'aujourd'hui les gens viennent plus rapidement me voir, « à temps », ce qui est une bonne nouvelle, car lorsque les personnes consultent un psychologue alors qu'elles sont à la limite de craquer tout en étant encore dans l'entreprise, il est plus facile de les aider grâce à quelques séances et d'éviter ainsi des arrêts de travail. Les personnes que je reçois au cabinet depuis début septembre présentent une plus grande fatigue qu'auparavant entraînant entre autres des troubles somatiques (TMS, perte ou trouble du sommeil) des troubles cognitifs (perte de mémoire, concentration) et de l'angoisse face à la situation.

Le télétravail est-il selon vous dangereux ?

A.-G. D. :

je pense que le télétravail est compliqué à gérer surtout sur du long terme. Il remet en cause le rapport subjectif au travail puisqu'il en modifie les contours. En effet, le travail en présentiel structure les individus, dans le temps et l'espace à travers des horaires, un lieu, donnant ainsi un cadre qui peut être contenant et rassurant. Or le télétravail n'apporte plus ce cadre et peut dans de nombreux cas être angoissant. Le travail en présentiel donne un rythme de travail, avec une transition entre le travail et le domicile et entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Le télétravail ne permet pas cela. Ces repères sécurisants pour les individus n'existent plus avec le télétravail. Par ailleurs je pense que le télétravail s'apprend et s'adapte à chaque individu selon l'organisation de l'entreprise. Cela ne convient pas à tout le monde et peut avoir des répercussions sur la santé physique et mentale des salariés qui ne le plébiscitent pas. Ils vivent mal le télétravail car ils n'ont pas de retours ni de reconnaissances, pas d'échanges et tout peut prendre des proportions démesurées car ils ne sont plus encadrés. Je ne suis pas sûre que le télétravail prenne autant de place à l'avenir que ce que l'on pourrait penser. En revanche je pense qu'il faut une réponse collective qui convienne aux situations individuelles et prenne en compte le réel du travail des salariés. C'est à dire étudier le travail dans sa réalité pour donner une réponse adaptée. Les représentants du personnel représentent une interface capitale entre les salariés et l'employeur sur cette question.

Que pensent les salariés qui viennent vous consulter sur le télétravail ?

A.-G. D. :

j'ai de tout dans ma patientèle : certains sont en télétravail toute la semaine d'autres quelques jours et d'autres encore totalement en présentiel et parfois heureux de l'être. Notamment les salariés aux prises à un management pathogène, caractériel sont soulagés par cette situation mais redoutent énormément le retour. Certains, comme ceux qui sont habitués à mener plusieurs réunions par jour sont déstabilisés, ils se sentent seuls et démunis. D'autres, sont confrontés à une grande angoisse face à une organisation qu'ils ont du mal à mettre en place sans savoir comment s'y prendre. La difficulté peut être aussi de ne parler plus que du travail, les gens ont l'impression de ne penser qu'à cela et de ne faire que cela ; notamment parce qu'aujourd'hui le confinement ne nous permet plus certains espaces de loisirs et de relations. Cela créé un épuisement psychologique et une fatigue intense. À cela s'ajoute l'angoisse économique, la peur du chômage, que l'entreprise ne survive pas. Mais ce qui est la cause d'une grande souffrance c'est le manque de solidarité et l'éclatement du collectif provoqué par le télétravail : le chacun pour soi, et beaucoup moins de moments de partages entre collègues. Je constate que les entreprises qui avaient un bon collectif de travail avant la crise sanitaire s'en sortent mieux car elles avaient créé de la convivialité, de la solidarité, et cela est précieux dans un climat de crise comme celui que nous vivons.

Quels conseils donner aux salariés et aux élus ?

A.-G. D. :

si le travail peut créer des contraintes (cela est inévitable et intrinsèque au travail), il n'est pas normal qu'il provoque des insomnies, de l'anxiété, du stress ou de l'irritabilité... Si un salarié ressent ces symptômes alors il doit réagir et vite. Il faut que les salariés soient à l'écoute de leurs ressentis et demandent de l'aide quand ils sentent qu'ils sont sur une pente descendante. Les élus peuvent proposer des espaces d'échanges et doivent faire preuve de créativité pour faire vivre le collectif de travail. Par exemple, proposer des séances d'accompagnement psychologique effectuées par un cabinet indépendant en prenant cela en charge sur le budget activités sociales et culturelles, mettre en place une ligne d'écoute, créer des cellules de dialogue pour remettre de la confiance et du collectif. La formation des élus me semble une bonne idée car « écouter » ne veut pas dire aller dans le sens de la personne, « coller » à sa souffrance au risque de l'enfermer dans celle-ci en lui donnant des conseils. Au contraire, il faut la laisser parler, poser les bonnes questions pour que la personne puisse s'exprimer et peut-être trouver en elle-même les solutions. Les élus doivent aider les salariés à exprimer ce qu'ils ressentent, à verbaliser ce qu'ils vivent réellement au travail et dire les difficultés qu'ils rencontrent. Les élus peuvent aussi s'assurer que la personne bénéficie d'un appui, d'une personne de confiance sur qui compter dans son entourage professionnel car une des clefs se trouve dans la solidarité et la convivialité : plus les entreprises vont créer une bonne ambiance plus les salariés se sentiront bien, épaulés et soutenus dans leur travail et seront plus efficaces. Le lien à l'autre donne du sens et si le salarié a du soutien dans son environnement de travail, ce sera plus simple de traverser des périodes difficiles comme aujourd'hui. N'oublions pas que tout travail a deux facettes aussi importantes l'une que l'autre : les tâches du quotidien et l'environnement. L'une ne va pas sans l'autre et quand l'une des deux pose des difficultés, la question du sens au travail peut se poser.

Marie-Charlotte Tual

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