[FRANCE 24] Diversité dans la fonction publique : le débat sur la discrimination positive est rouvert
La ministre de la Transformation et de la Fonction publique, Amélie de Montchalin, a annoncé que des places allaient être "réservées" aux candidats issus des milieux modestes dans tous les concours de la haute fonction publique. Une annonce qui repose la litigieuse question de la discrimination positive en France.
"Remettre en route l'ascenseur social". La ministre de la Transformation et de la Fonction publique, Amélie de Montchalin, a annoncé mercredi 7 octobre dans Le Monde que des places allaient être "réservées" dans tous les concours de la fonction publique aux candidats issus de milieux modestes. Et ce, à partir de 2021, au "moins à titre expérimental".
Ces "voies d'accès spécifiques" concerneront les concours d'entrée à l'ENA, mais aussi ceux pour accéder aux postes de la hautes fonction publique : magistrats, directeurs d'hôpital, administrateurs territoriaux, commissaires, magistrats, attachés d'administration, etc. "Ce ne seront certainement pas des concours au rabais. Ils seront sélectifs", avertit-elle. Auront vocation à candidater les boursiers qui ont passé leur bac dans un quartier prioritaire de la politique de la ville ou dans une zone de revitalisation rurale. "Il y a aussi des élèves qui n'entrent pas dans ces critères mais dont le mérite, le parcours de vie justifient qu'ils puissent passer ces concours", explique-t-elle.
Un coup de pouce aux candidats les plus défavorisés donc. Mais la ministre a aussitôt prévenu : "Il ne s'agit pas de discrimination positive. Nous n'importons pas un système qui n'est pas le nôtre. À la différence des États-Unis, nous ne réalisons pas de statistiques ethniques et nous ne mettons pas en place des quotas ethniques", s'est aussitôt défendue la ministre. Une précaution de langage qui n'est pas inutile quand on sait à quel point la question est litigieuse en France.
La tabou français de la discrimination positive
Rééquilibrage des forces pour certains, remise en cause de l'égalité républicaine pour d'autres, la discrimination positive a toujours suscité le débat en France. "C'est un terme sulfureux. Quand on parle de discrimination positive en France, on pense tout de suite aux États-Unis et aux quotas ethniques ou religieux", explique à France 24 Daniel Sabbagh, directeur de recherche à Sciences Po Paris.
Les États-Unis sont en effet l'un des premiers pays à l'avoir appliquée, au début des années 1960, en réservant des places aux étudiants noirs et hispaniques dans les universités. "Mais cette mesure existe dans de nombreux pays, notamment dans le nord de l'Europe. Et elle existe aussi en France, où elle ne s'attache pas à des critères ethno-raciaux, ni religieux, mais aux catégories socio-économiques et aux femmes", ajoute Daniel Sabbagh.
La définition de la discrimination positive est donc plus large que ce qu'on y met. C'est "adopter des politiques qui créent volontairement des inégalités pour mieux tendre vers l'objectif d'égalité, et ainsi tenir compte des handicaps (ou des avantages) des individus", explique dans un article de Éric Keslassy, sociologue et auteur de "La discrimination positive", publié sur Cairn. "Il faut donc distinguer la pratique américaine de la discrimination, née au milieu des années 960, des politiques volontaristes mises en place en France", ajoute Éric Keslassy.
Une principe qui s'impose peu à peu
En France, des "pratiques volontaristes" sont d'ores et déjà en place comme les moyens supplémentaires alloués aux zones urbaines sensibles, la parité homme-femme imposée en politique ou encore la loi sur le quota de logements sociaux favorisant la mixité sociale. Dans le champ éducatif, c'est Sciences Po Paris qui a ouvert la voie en 2001, en mettant en place un concours spécial pour les lycéens issus d'une zone d'éducation prioritaire. Une mesure qui avait suscité, à l'époque, une levée de boucliers dans les grandes écoles.
Malgré les résistances, le principe a depuis fait son chemin. En 2009, Valérie Pécresse, alors ministre de l'Enseignement supérieur, s'était fixé l'objectif de 30 % de boursiers dans les grandes écoles. Puis au cours du quinquennat de François Hollande, des quotas de bacheliers professionnels et technologiques se sont progressivement instaurés en BTS et en DUT, au début des années 2010.
Sous le mandat d'Emmanuel Macron, le climat évolue encore. En 2018, Parcoursup (la procédure nationale d'inscription dans l'enseignement supérieur) généralise l'examen du dossier scolaire des candidats à l'entrée de l'université, tout en imposant des quotas de boursiers. Par ailleurs, le président annonce la "suppression" de l'ENA (École nationale de l'administration, qui ouvre l'accès à la haute fonction publique) et sa volonté d'ouvrir socialement la haute fonction publique. Et pour cause.
"S'attaquer aux modes de recrutement ne suffit pas"
Alors que la mobilité sociale tend à reculer en France depuis trente ans, la fonction publique ne serait plus en mesure de corriger ces inégalités. Dans la promotion 2019-2020 de l'ENA par exemple, 76 % des élèves avaient un père exerçant une profession dite "supérieure", 1 % d'entre eux seulement avaient un père ouvrier, contre 4 % en 2006, rappelle la ministre Amélie de Montchalin, qui dit vouloir "lutter" contre les "inégalités de destin (…). C'est une urgence".
Un "volontarisme" salué par La Cordée, une association de promotion de la diversité sociale dans les secteurs public et parapublic. Mais qui ne suffit pas. "Il faut commencer par se demander qui se présente aux concours de la fonction publique. On aura beau changer toutes les formes d'accès aux concours, si on ne créé pas un effet d'attractivité beaucoup plus massif auprès des jeunes de milieux populaires, ça ne changera pas grand-chose", souligne auprès de France 24 Damien Zaversnik, président de La Cordée.
"Comment faire pour que les personnes qui n'ont pas les bons codes puissent même s'autoriser à penser que ces hautes fonctions sont pour elles ? Comment les informer, les orienter, les encadrer ?", interroge-t-il. Pour lui, les solutions sont donc à trouver en amont : "Si on ne pense qu'au mode de recrutement, on ne se pose pas les bonne questions".
Quant aux "voies spécifiques", Damien Zaversnik appelle à la vigilance. "On ne mesure pas les effets indirects de ce genre de mesure. Il ne faut, en aucun cas, créer des concours de seconde zone qui déprécient au final les candidats. C'est tout un système qu'il faut repenser et j'espère que ce quinquennat ne sera pas totalement perdu pour la diversification dans la fonction publique." Un vœu pieux à 18 mois de la fin du quinquennat.