[La Vie] Bruno Latour, Nicolas Hulot, François Ruffin : comment le covid-19 peut relancer la mutation écologique
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Alors que l’économie mondiale est quasiment à l’arrêt suite à l'épidémie du coronavirus, de nombreuses voix s’élèvent pour remettre en question mondialisation effrénée et modèles à l’ancienne.
« À la demande de bon sens : “Relançons le plus rapidement possible la production”, il faut répondre par un cri : “Surtout pas !” La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant. » Ce cri du cœur, publié le 30 mars dans la revue en ligne AOC (Analyse, opinion, critique) et intitulé « Imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise », émane du philosophe Bruno Latour, un des meilleurs penseurs de la crise écologique, auteur de deux essais aux titres prémonitoires : les Microbes. Guerre et paix (Métailié) et Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? (La Découverte).
Car, pour Bruno Latour, « la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère –, mais une mutation écologique durable et irréversible ». Il rappelle les deux principales caractéristiques de la crise climatique à laquelle nous étions confrontés avant le confinement : le CO2 qui réchauffe l’atmosphère mondiale et le « progrès » sans limites qui épuise la planète. Il nous incite à profiter de l’arrêt de l’activité économique pour devenir des « interrupteurs de globalisation ». Et de prendre l’exemple des tulipes produites hors sol sous lumière artificielle en Hollande et expédiées dans le monde entier par avion, un mode de transport dont l’usage immodéré est de plus en plus remis en question. « Est-il bien utile de prolonger cette façon de produire ? », s’interroge Bruno Latour en nous invitant à faire la liste des activités indispensables et de celles qui ne le sont plus en raison des impératifs écologiques.
Non au retour du business as usual
On assiste depuis le début du confinement à un véritable bouillonnement d’idées alternatives, toutes opposées au retour du business as usual (« comme si de rien n’était »). Des forces disparates et jadis éparpillées – altermondialistes, écologistes, décroissants, « collapsologues », gauche non productiviste, etc. – rivalisent d’imagination tant sur la scène mondiale que nationale. Ainsi, une coalition internationale de 300 ONG, fédérées par le mouvement 350.org, estime qu’« une approche véritablement mondiale interconnectée est nécessaire : elle doit investir en premier lieu sur la sécurité et la santé de tous, tout en gardant à l’esprit la nécessité d’une transition vers des modèles économiques sans charbon, ni pétrole, ni gaz ».
Le report des grands rendez-vous internationaux pourrait permettre cette approche. C’est l’opinion de Lola Vallejo, directrice du programme climat de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). « Les reports à 2021 du Congrès mondial de la nature à Marseille, de la Cop 15 sur la biodiversité en Chine, et de la Cop 26 sur le climat à Glasgow pourraient permettre de lier les négociations internationales sur ces enjeux écologiques primordiaux aux plans de relance économique, analyse-t-elle. D’autant plus que l’élection présidentielle aux États-Unis aura lieu avant, en novembre 2020, et que le multilatéralisme pourrait reprendre de la vigueur avec l’élection d’un président démocrate. Cela pourrait inciter les Nations unies à remettre au goût du jour le concept pertinent de “One World, One Health” (“un seul monde, une seule santé”) qui montre qu’entre la santé des écosystèmes, celle du vivant et la santé humaine, tout est lié. »
Une reconversion sociale et écologique de l’appareil productif
Sur le plan national, on retrouve la même effervescence. Après un discours d’Emmanuel Macron à la tonalité très altermondialiste annonçant, le 12 mars, les premières mesures de confinement – « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché » –, des syndicats et des mouvements associatifs ont décidé de prendre le Président au pied de la lettre. Ainsi, 18 responsables d’organisations – dont Philippe Martinez (CGT), Cécile Duflot (Oxfam), Sylvie Bukhari-de Pontual (CCFD-Terre solidaire), Nicolas Girod (Confédération paysanne) et Aurélie Trouvé (Attac) – ont signé le 27 mars une lettre ouverte. Dans celle-ci, intitulée « Plus jamais ça, préparons le jour d’après », qui est désormais une pétition, ils demandent que les 750 milliards d’euros débloqués par la Banque centrale européenne soient conditionnés à la reconversion sociale et écologique de l’appareil productif et en appellent à une relocalisation des activités dans l’industrie, dans l’agriculture et les services. Et d’avertir : « Lorsque la fin de la pandémie le permettra, nous nous donnons rendez-vous pour réinvestir les lieux publics et construire notre “jour d’après”. »
D’autres, tel François Ruffin, député de la France insoumise, ont créé des outils de réflexion sur cet après. Comme cette chaîne Youtube intitulée Lan01, en hommage à la BD de Gébé. Un soir, dans sa cuisine en Picardie, François Ruffin a aussi échangé « sur la brèche ouverte dans une idéologie néolibérale mortifère » avec le collapsologue Pablo Servigne (Comment tout peut s’effondrer, Seuil), installé, lui, dans sa maison drômoise, rêvant à voix haute d’« une nouvelle société d’entraide et d’auto-organisation, basée sur l’autonomie alimentaire et l’échelon local et municipal ». Europe Écologie-Les Verts (EELV), surfant sur sa percée aux élections européennes et au premier tour des municipales, a lancé « une boîte à outils participative pour reconstruire l’ordre du monde ». Pour Julien Bayou, secrétaire national d’EELV, « le coronavirus démontre de manière paradigmatique l’ampleur des transformations que nous allons devoir engager pour faire face au réchauffement climatique ». Selon lui, il faut à tout prix éviter « une relance à l’ancienne qui accroîtrait encore les émissions de CO 2 au détriment du climat, de la justice sociale et de la santé ».
La CFDT et la Fondation Nicolas Hulot réfléchissent, elles, à la manière de relancer leur « pacte du pouvoir de vivre », élaboré au moment de la crise des « gilets jaunes », et ses 10 mesures écologiques et sociales. Ainsi, l’ancien ministre de la Transition écologique et solidaire a estimé sur BFM TV que cette crise était « comme un passage de cap pour l’humanité (…), confrontée à sa vulnérabilité et à ses limites ». Si « l’heure est aujourd’hui à l’unité, il va falloir après réfléchir à l’absurdité d’une globalisation effrénée qui a fait de la circulation à flux tendu des biens un dogme. Il faut aller vers une forme de relocalisation qui ne se confond ni avec le protectionnisme ni avec le nationalisme ». Et il tire de la situation actuelle cette interrogation : « Nous avons reçu une forme d’ultimatum de la nature. Saurons-nous l’entendre ? » À méditer.
Faut-il aider le secteur aérien à redécoller ?
Greta Thunberg en a rêvé, le coronavirus l’a fait. Alors qu’en 2019 l’activiste suédoise avait initié le mouvement Flygskam (« la honte de l’avion »), le confinement a cloué au sol la quasi-totalité des aéronefs : plus aucun vol commercial à Orly, une baisse mondiale du trafic des passagers de 80 à 90%, et un manque à gagner de 252 milliards de dollars.
Différents gouvernements, comme aux États-Unis ou en France, ont annoncé des mesures de soutien au secteur : report de prélèvement de certaines taxes et aide financière pour Air France. De son côté, l’Association internationale du transport aérien (IATA) réclame un plan mondial de 200 milliards de dollars. Un collectif mondial de 250 ONG d’environnement (dont le Réseau action climat) souhaite que les États posent des conditions à ce sauvetage, dont la réduction des émissions de CO2. Se fondant sur le fait que l’aviation est responsable de 5% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, ce collectif estime qu’il faudra « limiter les transports les plus polluants comme l’avion et soutenir la création d’emplois autour de transports plus écologiques, comme le train ».
Publication dans « La Vie » - Olivier Nouaillas