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Articles Le Monde : France Télécom et ses trois anciens dirigeants reconnus coupables de harcèlement moral institutionnel

procés france télécom

L’entreprise a été condamnée à une amende de 75 000 euros, la peine maximale. La justice a reconnu qu’un harcèlement moral institutionnel s’était propagé du sommet à l’ensemble de l’entreprise en 2007-2008, une période marquée par plusieurs suicides de salariés.

Le Monde avec AFP Publié aujourd’hui à 09h03, mis à jour à 13h23

 
 

Le jugement, très attendu, est tombé vendredi 20 décembre : trois anciens dirigeants de France Télécom – Didier Lombard, président-directeur général entre 2005 et 2010, Louis-Pierre Wenès, ex-numéro 2, et Olivier Barberot, ex-directeur des ressources humaines –, ont été déclarés coupables de « harcèlement moral institutionnel », ainsi que l’entreprise, dix ans après une vague de suicides de salariés.

Les trois prévenus ont été condamnés à un an de prison, dont huit mois avec sursis, et 15 000 euros d’amende, pour avoir mis en place une politique de réduction des effectifs « jusqu'au-boutistes » sur la période 2007-2008. Ils ont, en revanche, été relaxés pour la période 2008-2010. France Télécom, devenu Orange en 2013, a été condamné à 75 000 euros d’amende, soit la peine maximale prévue. Les autres prévenus ont été reconnus coupables de complicité de harcèlement moral.

Ce jugement clôt un procès long de trois mois, qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Paris du 6 mai au 11 juillet, durant lequel les différentes parties ont tenté de faire la lumière sur les pratiques managériales en vigueur au sein de l’opérateur historique français. Le tribunal fait ainsi entrer dans la jurisprudence la notion de harcèlement moral « institutionnel », « systémique », c’est-à-dire étant le fruit d’une stratégie d’entreprise « visant à déstabiliser les salariés, à créer un climat anxiogène et ayant eu pour objet et pour effet une dégradation des conditions de travail ».

Didier Lombard va faire appel de cette condamnation, a immédiatement annoncé son avocat, Jean Veil, à la sortie du tribunal, dénonçant une « faute de droit complète » et une « décision de politique totalement démagogique ». L’entreprise, en revanche, avait prévenu lors du procès qu’elle ne ferait pas appel en cas de condamnation. Elle avait en outre annoncé une procédure d’indemnisation d’éventuelles victimes.

Une réduction des effectifs « à marche forcée »

L’affaire remonte à dix ans. France Télécom faisait alors la « une » des médias en raison de suicides parmi ses salariés. En juillet 2009, Michel Deparis, un technicien marseillais, mettait fin à ses jours en critiquant dans une lettre le « management par la terreur ». « Je me suicide à cause de France Télécom. C’est la seule cause », écrivait-il. Deux mois plus tard, une première plainte était déposée par le syndicat SUD, suivie d’autres, et d’un rapport accablant de l’inspection du travail.

Le tribunal a examiné en détail les cas de trente-neuf salariés : dix-neuf se sont suicidés, douze ont tenté de le faire, et huit ont subi un épisode de dépression ou un arrêt de travail.

A la barre, les témoignages se sont succédé, donnant une idée précise de ce qui a fait sombrer des employés dans la dépression. Il a été question de mutations fonctionnelles ou géographiques forcées, de baisses de rémunérations ou encore d’e-mails répétés incitant au départ. L’avocat de la partie civile, Jean-Paul Teissonnière, a parlé d’un « immense accident du travail organisé par l’employeur ».

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Ce procès portait notamment sur la période 2007-2010, et les plans « NExT » et « Act » qui visaient à transformer France Télécom en trois ans, avec notamment l’objectif de 22 000 départs et 10 000 mobilités. L’entreprise comptait plus de 100 000 salariés, une centaine de métiers différents, répartis sur près de 23 000 sites.

Pour les prévenus, il devait s’agir de départs « volontaires », « naturels ». Au contraire, pour les parties civiles, les ex-dirigeants ont fait pression sur les salariés pour les pousser à partir. La plupart d’entre eux étaient fonctionnaires et ne pouvaient donc pas être licenciés. En 2006, Didier Lombard disait aux cadres que les départs devaient se faire « par la fenêtre ou par la porte ».

« Les moyens choisis pour atteindre l’objectif fixé des 22 000 départs en trois ans étaient interdits », a jugé le tribunal, rappelant qu’il faut « concilier le temps et les exigences de la transformation de l’entreprise avec le rythme de l’adaptation des agents qui assurent le succès de cette transformation ». C’était une réduction des effectifs « à marche forcée » ; le volontariat des départs n’était qu’un « simple affichage », selon le tribunal. Le ton de la direction « est donné : ce sera celui de l’urgence, de l’accélération, de la primauté des départs de l’entreprise, de gré ou de force ».

Une « grande victoire » pour les syndicats

Le jugement de vendredi est « une grande victoire » et une « reconnaissance nette des préjudices subis », a réagi auprès de l’Agence France-Presse (AFP) Patrick Ackermann, du syndicat SUD.

Malgré l’appel de Didier Lombard, « c’est un procès gagné », car il sera « difficile de gagner en appel », estime M. Ackermann. « Ça permet de construire quelque chose qui va interpeller les politiques sur les méthodes de management pour revoir la loi, mieux caractériser le harcèlement et durcir les sanctions », a-t-il poursuivi. « Il faut aussi revoir la politique de prévention, à la lumière de cette affaire France Télécom : se demander comment cela a pu être possible. »

Jean-Paul Teissonnière, avocat de SUD, a salué « un tournant dans le droit pénal du travail sur la question du harcèlement institutionnel et sur le management toxique ». « Nos pensées vont en priorité aux collègues qui se sont suicidés et à leurs familles », a, pour sa part, déclaré Sébastien Crozier, de la CFE-CGC. « La quasi-totalité des demandes de réparation ont été approuvées par le tribunal. »

Jean Perrin, dont le frère, Robert Perrin, s’est suicidé en 2008, est « satisfait » mais regrette toujours que le chef d’inculpation d’homicide involontaire n’ait pas été retenu. Comme plus d’une centaine de parties civiles, il a obtenu des dommages et intérêts pour préjudice moral et personnel, à hauteur de 67 500 euros, mais « c’est la reconnaissance qui compte », dit-il.

« Par ce procès, la justice nous a reconnus, a renchéri Noël Rich, également partie civile en tant que victime. On n’était rien, des dossiers du département RH. Le tribunal a dit au management : Vous avez grillé le feu rouge et ça vaudra à l’avenir pour toute entreprise qui agira comme ça. » « C’est, pour moi, une énorme émotion », a-t-il ajouté.

Lors des réquisitions, le parquet avait demandé les peines maximales encourues : 75 000 euros d’amende pour l’entreprise ; un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende pour Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot. Les avocats de la défense avaient, eux, demandé la relaxe.